Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il fut alors résolu que nous irions illico choisir chez Barbedienne, et payer comptant le bronze, afin que Carvalho le trouvât, dès son déjeuner, devant son œuf à la coque, en dépliant sa serviette, car nous débordions de plus en plus de reconnaissance. — À quel prix estimes-tu, lui disais-je, chemin faisant, qu’on vende le bronze chez un bronzier ? — Il y en a à quinze mille francs, m’assurait-il, mais j’en ai vu de quinze cents, d’après l’antique. Je lui suggérai timidement de nous contenter d’un airain plus portatif, et dans les cent livres par exemple, si Barbedienne en fondait : ce sera pour nous l’affaire d’un bon de cinquante francs chacun sur nos droits d’auteur chez Peragallo, et l’effet sera plus intime devant l’œuf à la coque, sans rien y perdre de son expression. Le poète me regarda béant, sans me comprendre, car il était déjà, à cette époque, inspecteur des finances, et l’on croit à ce que l’on inspecte. Force me fut alors de lui révéler, d’initiateur à initié, l’un des mystères du théâtre.

Et ses yeux se remplirent de larmes. L’impossibilité de pouvoir payer comptant chez Barbedienne la moitié d’un bronze destiné à commémorer la date d’une première telle que la nôtre lui apparut comme le comble de l’iniquité sociale. — Entrons ici, me cria-t-il violemment ; et, poussant la porte d’un estaminet : — Garçon, fit-il, deux cafés au lait et de quoi écrire.

Quand nous fûmes assis, il me saisit la main : — Écoute, ça ne peut pas durer comme ça. As-tu un notaire ? Je te donne… mon oncle de Toulouse !

Ce don de son oncle de Toulouse n’était ni plus ni moins que celui de toute sa fortune, représentée par