Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/62

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montres à Genève pour ne pas sortir de l’ombre du manteau épiscopal qui la couvrait depuis deux siècles. Et l’Empire vint. Sous la botte de sept lieues de l’ogre qui jouait à la marelle avec les frontières, être à Annecy, à Genève ou à Paris c’était tout comme, et les chefs de la tribu savoisienne s’installent franchement, sinon dans la ville universelle, du moins à ses portes. Les voilà dans Versailles, enfin ! Et c’est ici que s’éclaircit la nuit de mes origines.

Ces chefs étaient deux frères. On les appelait : les Morel d’Annecy, comme on dit Mathieu de la Drôme. L’un d’eux avait apporté le petit princeps de L’Introduction à la Vie Dévote, l’autre le reliquaire du pan de tunique, et il faut croire que ces pieux fétiches avaient plus d’effet entre leurs mains que dans les miennes, car la fortune leur sourit tout de suite, à l’un presque autant qu’à l’autre. — Qu’est-ce qu’ils y faisaient, sous l’Empire, à Versailles ? — Quand je posais cette question à ma grand’mère, elle se mettait à rire, humait une prise et me jetait sous ses lunettes d’écaille : — Ce qu’ils y faisaient ?… des enfants. Puis elle ajoutait en regardant les cieux : — Mon père en a eu treize, tous de ma mère, et jusqu’au bout. Quant à mon oncle… — Eh bien ? — C’était l’aîné… — Alors ? — Alors il en a fait vingt-quatre, oui douze à sa femme et douze à sa bonne. — Ah ! saint François, grand’mère !…

Cette bonne, qui s’appelait Thérèse, était d’ailleurs adorée par tous les membres, réguliers ou hors-cadre, de la famille. D’une couche à l’autre, elle aidait sa chère rivale à faire les siennes, et alternativement, celle-ci lui rendait le même office. Mais en outre Thérèse les élevait tous pêle-mêle.