Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/149

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cité ouvrière dont l’aspect démocratique se caractérisait encore du manque absolu de concierge. Comme elle était formée par quatre corps de bâtiments, exhaussés chacun de six ou sept étages divisés eux-mêmes en une infinité de logis incolores et monotones, je me traînais, pareil à une chenille dans une ruche, sans savoir à quel escalier m’entreprendre. Quelques allants et venants consultés, mais vainement, j’eus recours à un moyen de commère et de comédie, et, planté au centre de la cour, je me mis à crier, entre les paumes réunies et circulairement : — Forain… ohé Forain ?

Une fenêtre s’ouvrit, une tête se pencha :

— Qui est-ce ?

— Durand-Ruel, fis-je.

M. Durand-Ruel était déjà le marchand mécénique d’à peu près tous les peintres de l’École Nouvelle, dite l’École de Batignolles dont Forain relevait par ses aquarelles, et l’effet du nom fut magique. En quelques secondes je fus rejoint par un petit homme de vingt à vingt-cinq ans, d’ailleurs fort grêle, revêtu d’une blouse d’atelier, tête nue, et qui était bien celle de la fenêtre. Il me regardait, un peu perplexe et je fus frappé tout d’abord de l’incandescence diabolique de ses yeux de braise. Les yeux de Forain sont en effet les plus férocement beaux que j’aie vus de ma vie et lumineux comme des diamants noirs.

— C’est une méchante blague, votre « Durand-Ruel », grommela-t-il, une blague d’huissier. Mais je vous reconnais, je vous ai vu sur les boulevards et de Nittis m’a parlé de votre journal d’art. Montons.

Si l’on m’avait donné à choisir entre le logement de Forain rue Chaptal et une hutte de chiffonnier