Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/164

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La double rédaction elle-même se lasse de coopérer pro deo. Les meilleures blagues sont les plus brèves. Finissons-en, ou je te plaque et me retire.

Le maître du marché des valeurs était alors M. de Soubeyran. Nous avions ceci de commun que nous n’avions jamais été présentés l’un à l’autre et ne devions jamais l’être. Nos négoces étaient antipodiques. Son génie formait au mien une opposition si violente que l’un des deux semblait être superfétatoire sur la terre, mais lequel ? Car tout est là. Je ne doutais pas que je ne lui fusse aussi étranger, moi, mon journal et mes idées, qu’il ne m’était lui-même impénétrable, arcanien et logarithmique. Là où je pensais en « verbe », il pensait en « chiffre ». C’était l’un de ces êtres qui soulèvent du biceps, en Bourse, cent mille sacs de blé, sans blé et sans sacs, jonglent avec leurs ombres invisibles et gagnent à ce jeu, à moins qu’ils ne le perdent, ce qui revient au même, leur million par jour en monnaie de singe. Ce après quoi ils recommencent, comme le nommé Sisyphe de désespérante mémoire.

Où diable m’étais-je ingéré d’aller offrir notre bulletin financier à un homme qui n’était lui-même qu’un bulletin en frac et une cote incarnée ? On a de ces aberrations dans l’idéalisme. Mais Adolphe Racot m’en avait conté une de ce prodigieux agioteur qui, je ne sais pourquoi, me hantait, et que voici :

— Vous n’imaginez pas, me disait Racot, combien ces gens de Bourse peuvent être et sont « gosses ». Après avoir bousculé le marché européen et mis des gouvernements en péril de banqueroute ou de guerre, ils feraient des parties de volant ou de grâce sur une pelouse en bras de chemise. J’avais publié dans