Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/174

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commandés par un Godefroy de Bouillon à poils roux qui paraissait vouloir me traiter en sarrazin. Il s’en était suivi un tournoi où j’avais succombé sous le nombre et qui renouvelé de dimanche en dimanche, après la messe, dura toute l’année scolaire de dix mois. — Crie : Vive Henri V, me disaient-ils, et je ne criais pas : Vive Henri V. Aux conditions chevaleresques qu’on me posait, je n’aurais pas même crié : Vive Robespierre. Les vacances venues, j’avais été reconduit à Paris, dans ma famille, invaincu comme le Cid, mais brisé d’âme et de corps, et lamentable.

Trente ans après, selon la formule titulaire des romans d’aventures du père Dumas, je me présentais aux bureaux de l’Union générale, banque catholique, et j’y demandais à parler soit à Feder, soit à Bontoux, soit à Bontoux, soit à Feder, car il ne m’importait guère que Feder fût devant et Bontoux fût derrière et il ne s’agissait que d’en tomber un de quelques actions pour La Vie Moderne. À leur défaut, je fus reçu par un secrétaire qui vint à moi, ma carte à la main, et, d’un verbe brusque, s’enquit de l’objet de ma visite. Un peu surpris des manières plutôt démocratiques de ce gentilhomme d’antichambre qui ne m’invitait même pas à m’asseoir dans son bureau, je ne lui en exposai pas moins ma requête. Il me regardait, le lorgnon haut, sans répondre. — Eh bien ! monsieur, fis-je ?…

— Oui, dit-il, en reculant de deux pas, mais crie : Vive Henri V !

C’était mon Godefroy de Bouillon. Trente ans après ! Je lui jetai la porte au nez et j’allai déclarer à mon administrateur ma résolution de borner là mes démarches.