Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/196

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Les artistes sont tous des gentlemen, même les comédiens, prêtres de Thalie, comme les appelle Sarah Bernhardt, drapée elle-même tout le temps en muse. L’Anglais dans son île est à l’Anglais sur le continent comme un prédicant en chaire à un pochard au poste. Réglez-vous là-dessus, et peignez en manchettes, en haut de forme et en queue-de-pie.

— Ah ! zut alors, clamait Bastien, qu’est-ce que tu me disais donc, toi, de ton prince de Galles ?

— Le prince de Galles, reprit le Napolitain, c’est le bon Dieu sur les terres britanniques, et les dévotes s’agenouillent à son passage. À Paris, il est en vadrouille. Voilà.

Bastien-Lepage promit et même jura d’observer les règles austères du cant, et le lendemain, à Hyde Park, à l’heure même du défilé de l’aristocratie, il faisait, tête nue et habit bas, des rétablissements de barre fixe et des exercices léotardiens sur les barrières de ce Bois de Boulogne. Monselet dut s’enfuir pour éviter le jeu de saute-mouton auquel ce grand gamin voulait le contraindre, et Feyen-Perrin désespéra de sa carrière anglaise.

Le prince de Galles n’en donna pas moins dix-huit séances à l’admirable peintre, et il n’a jamais fourni meilleure preuve de cet esprit mêlé de bonté qui l’a rendu si populaire, des deux côtés de la Manche. Mais le portrait ne fut pas fait. Bastien ne rapporta de Londres qu’une esquisse, grande comme une feuille de papier à lettres, où il avait surtout poussé le grand cordon et l’emblème de la Toison d’Or. Il n’eut aucune commande de la gentry et la pauvre Sarah Bernhardt en fut pour son Holbein perdu. L’Angleterre aussi, peut-être.