Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/230

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site, Jules Laffitte ne trouvait point de Chamfort ni de Rivarol, et proprement il s’en désespérait. — Où diable sont-ils, gémissait-il, ceux qui sont gais sous Grévy ? Et il battait le bitume à leur pourchas.

De temps en temps il montait me voir à mon directorial de La Vie Moderne, et il m’y assourdissait de ses doléances. — Procurez-moi un chroniqueur et je l’accable d’or. — Plongez dans ma rédaction, lui répondais-je, c’est un vivier de talents de toute espèce. — Mais il s’en allait en secouant la tête. Ce n’était pas des poètes qu’il lui fallait, mais un écrivain alerte et caustique, propre à manier le fait du jour et à en extraire la « rigolade » philosophique, ce que Francisque Sarcey, me disait-il, appelait un trousseur d’actualités.

Les trousseurs d’actualités, rarissimes en tout temps, en rendent aux incunables pendant les époques grises où l’esprit d’opposition, arbalète des railleurs, s’amollit de la mollesse même des mœurs et de l’effacement des têtes. Il faut au chroniqueur une cible un peu haute et bien en vue, tel que l’est par exemple un gouvernement hostile, en défense, où les coups marquent et qui les rend. Ainsi en advint-il au grand Lanternier « dont la flèche est au flanc de l’Empire abattu ». Mais nous étions en République d’affaires, régime d’intérêts, où tout, choses et gens, est inattaquable. En outre, la bourgeoisie française, dont l’âme frondeuse est le ressort balistique même du pamphlet n’avait plus de goût pour ces combats légers du rire ethnique remplacés par les violences massives de la démocratie à poigne. De telle sorte que, la carrière étant à peu près bouchée aux fils de Voltaire, le malheureux Jules Laffitte y perdait à la