Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/28

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tions respectables qu’il ne faut pas laisser perdre.

C’est ici que le personnage d’Edgar Poe serait heureux, et, de fait, je crois bien l’avoir rencontré plusieurs fois, l’Homme des foules ! C’était une sorte de grand vieillard à la barbe blanche, vêtu en paysan brabançon, et dont les yeux brillaient singulièrement sous son feutre à bords rabaissés. Avec sa haute canne de cornouiller, il passait à travers les masses les plus compactes, sans que je comprisse comment il s’y prenait pour y arriver. En y songeant, je me suis convaincu peu à peu que ce n’était pas l’Homme des foules, mais bel et bien le Juif errant en personne. Sa présence à Anvers est, d’ailleurs, fort naturelle, puisque la fête qu’on y célèbre est un centenaire et même un tri-centenaire. Décidément c’est lui ; le Juif errant a traversé Anvers, et tu peux dire que je l’ai vu. Je me rappelle maintenant un certain regard noir !… Qu’est-ce que cette apparition peut bien signifier ? je me le demande comme toi ! Le vieil Ahasvérus à Anvers !

Toutes les femmes, les jeunes filles et les enfants sont en costumes clairs et dûment endimanchés. Les poteaux des bannières ont été festonnés de fleurs artificielles parfaitement bien faites et de jolis tons frais. Sur de certains magasins on peut lire le nom de Rubens dans un alphabet odoriférant dont les lettres sont formées de roses superposées. Je n’ai vu dans toute la ville qu’une seule maison qui n’eût pas revêtu l’uniforme de joie ; encore le propriétaire avait-il eu la précaution d’avertir le public par une affiche que s’il s’était abstenu, c’est qu’on avait voulu lui forcer la main. Personne ne trouvait mauvais que ce propriétaire-citoyen eût usé de sa liberté. Les