Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/287

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ses vingt-cinq sous par jour, — lorsque Mélingue découvrit la bourgade.

Il y acquit deux ou trois cents mètres de terrain, presque sur la plage même, et y fit construire, selon ses plans, s’il ne la construisit pas lui-même, une maison de style romantique où il pouvait se croire encore dans un drame de la Porte-Saint-Martin. Je me rappelle que pendant longtemps ses deux fils qui étaient peintres, et dont il dirigeait les études, purent jouer à saute-mouton sur le sable de la grève déserte sans autres témoins que les mouettes et corneilles de mer nichées dans les trous de falaises croulantes. Debout derrière un petit mur bas de briques qui ne lui montait pas à la ceinture, le comédien-statuaire, la chemise ouverte, le chef couvert du bonnet napolitain de Masaniello, la planchette de cire à modeler renversée dans la senestre, surveillait ses gars et leur sonnait à travers le vent l’heure de l’atelier ou de la soupe.

Cette planchette, avec sa cire rouge piquée de l’ébauchoir de buis, et que Mélingue ne quittait jamais, intriguait fortement les Veulais, assez inquiets déjà de la présence d’un excommunié dans la paroisse, et comme certain tic mandibulaire qu’il avait lui prêtait encore un rictus diabolique, ils penchaient à voir en lui un des praticiens de l’envoûtement dont le pouvoir est article de foi dans les campagnes, un « jeteux de sorts ». Il me contait que lorsqu’il avait voulu acheter le terrain de sa maison, les bonnes femmes qui y tendaient leur linge de père en fils « depuis le père Adam », s’étaient enfuies à son offre en se signant, terrifiées par sa grimace, et que sans l’intervention du curé lui-même, il en serait encore