Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/108

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causes externes qui leur donnèrent naissance, et les senti­ments ou idées comme les sensations dont ils sont contemporains. — Ce qui prouve bien que notre conception ordinaire de la durée tient à une invasion graduelle de l’espace dans le domaine de la conscience pure, c’est que, pour enlever au moi la faculté de percevoir un temps homogène, il suffit d’en détacher cette couche plus superficielle de faits psychiques qu’il utilise comme régulateurs. Le rêve nous place précisément dans ces conditions ; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de communication entre le moi et les choses extérieures. Nous ne mesurons plus alors la durée, mais nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ; l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait plus ; mais elle cède la place à un instinct confus, capable, comme tous les instincts, de commettre des méprises grossières et parfois aussi de procéder avec une extraordinaire sûreté. Même à l’état de veille, l’expérience journalière devrait nous apprendre à faire la différence entre la durée-qualité, celle que la conscience atteint immédiatement, celle que l’animal perçoit probablement, et le temps pour ainsi dire matérialisé, le temps devenu quantité par un dévelop­pement dans l’espace. Au moment où j’écris ces lignes, l’heure sonne à une horloge voisine ; mais mon oreille distraite ne s’en aperçoit que lorsque plusieurs coups se sont déjà fait entendre ; je ne les ai donc pas comptés. Et néanmoins, il me suffit d’un effort d’attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés, et les ajouter à ceux que j’entends. Si, rentrant en moi-même, je m’interroge alors soigneusement sur ce qui vient de se passer, je m’aperçois que les quatre premiers sons avaient frappé mon oreille et même ému ma conscience, mais que les sensations produites par chacun d’eux, au lieu de se juxtaposer, s’étaient fondues les unes dans les autres de manière à douer l’ensemble d’un aspect propre, de manière à