Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/109

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

en faire une espèce de phrase musicale. Pour évaluer rétrospectivement le nombre des coups sonnés, j’ai essayé de reconstituer cette phrase par la pensée ; mon imagination a frappé un coup, puis deux, puis trois, et tant qu’elle n’est pas arrivée au nombre exact quatre, la sensibilité, consultée, a répondu que l’effet total différait qualitativement. Elle avait donc constaté à sa manière la succession des quatre coups frappés, mais tout autrement que par une addition, et sans faire intervenir l’image d’une juxtaposition de termes distincts. Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue. — Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent ; au-dessous de la multiplicité numé­rique des états conscients, une multiplicité qualitative ; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental.

Pour retrouver ce moi fondamental, tel qu’une conscience inaltérée l’aper­cevrait, un effort vigoureux d’analyse est nécessaire, par lequel on isolera les faits psychologiques