Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/25

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esthétique nous paraît admettre des degrés d’intensité, et aussi des degrés d’élévation. Tantôt, en effet, le sentiment suggéré interrompt à peine le tissu serré des faits psychologiques qui composent notre histoire ; tantôt il en détache notre attention sans toutefois nous les faire perdre de vue ; tantôt enfin il se substitue à eux, nous absorbe, et accapare notre âme entière. Il y a donc des phases distinctes dans le progrès d’un sentiment esthétique, comme dans l’état d’hypnose ; et ces phases correspondent moins à des variations de degré qu’à des différences d’état ou de nature. Mais le mérite d’une œuvre d’art ne se mesure pas tant à la puissance avec laquelle le sentiment suggéré s’empare de nous qu’à la richesse de ce sentiment lui-même : en d’autres termes, à côté des degrés d’intensité, nous distinguons instinctivement des degrés de profondeur ou d’élévation. En analysant ce dernier concept, on verra que les sentiments et les pensées que l’artiste nous suggère expriment et résument une partie plus moins considérable de son histoire. Si l’art qui ne donne que des sensations est un art inférieur, c’est que l’analyse ne démêle pas souvent dans une sensation autre chose que cette sensation même. Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent : chacune d’elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu’il faudrait revivre la vie de celui qui l’éprouve pour l’embrasser dans sa complexe originalité. Pourtant l’artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d’un coup dans l’indéfinissable état psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrière que le temps et l’espace interposaient entre sa conscience et la