Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/26

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nôtre ; et plus sera riche d’idées, gros de sensations et d’émotions le sentiment dans le cadre duquel il nous aura fait entrer, plus la beauté exprimée aura de profondeur ou d’élévation. Les intensités successives du sentiment esthétique correspondent donc à des changements d’état survenus en nous, et les degrés de profondeur au plus ou moins grand nombre de faits psychiques élémentaires que nous démêlons confusément dans l’émotion fondamentale.

On soumettrait les sentiments moraux à une étude du même genre. Considérons la pitié par exemple. Elle consiste d’abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n’était rien de plus, comme quelques-uns l’ont prétendu, elle nous inspirerait l’idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d’horreur se trouve à l’origine de la pitié ; mais un élément nouveau ne tarde pas à s’y joindre, un besoin d’aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec La Rochefoucauld, que cette prétendue sympathie est un calcul, « une habile prévoyance des maux à venir » ? Peut-être la crainte entre-t-elle en effet pour quelque chose encore dans la compassion que les maux d’autrui nous inspirent ; mais ce ne sont toujours là que des formes inférieures de la pitié. La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu’à la désirer. Désir léger, qu’on souhaiterait à peine de voir réalisé, et qu’on forme pourtant malgré soi, comme si la nature commettait quelque grande injustice, et qu’il fallût écarter tout soupçon de complicité avec elle. L’essence de la pitié est donc un besoin de s’humilier, une aspiration à descendre. Cette aspiration douloureuse a d’ailleurs son charme, parce qu’elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous nous sentons supérieurs à ces biens sensibles dont notre pensée se détache