Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/98

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est un acte simple, indivisible, et qu’après un nombre donné de ces actes, Achille aura dépassé la tortue. L’illusion des Éléates vient de ce qu’ils identifient cette série d’actes indivisibles et sui generis avec l’espace homogène qui les sous-tend. Comme cet espace peut être divisé et recomposé selon une loi quelconque, ils se croient autorisés à reconstituer le mouvement total d’Achille, non plus avec des pas d’Achille, mais avec des pas de tortue : à Achille poursuivant la tortue ils substituent en réalité deux tortues réglées l’une sur l’autre, deux tortues qui se condamnent à faire le même genre de pas ou d’actes simultanés, de manière à ne s’atteindre jamais. Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvements, et des grandeurs différentes en tant qu’espace : de sorte que l’addition ne tardera pas à donner, pour l’espace parcouru par Achille, une longueur supérieure à la somme de l’espace parcouru par la tortue et de l’avance qu’elle avait sur lui. C’est de quoi Zénon ne tient nul compte quand il recompose le mouvement d’Achille selon la même loi que le mouvement de la tortue, oubliant que l’espace seul se prête à un mode de décomposition et de recomposition arbitraire, et confondant ainsi espace et mouvement. — Nous ne croyons donc pas nécessaire d’admettre, même après la fine et profonde analyse d’un penseur de notre temps[1], que la rencontre des deux mobiles implique un écart entre le mouvement réel et le mouvement imaginé, entre l’espace en soi et l’espace indéfiniment divisible, entre le temps concret et le temps abstrait. Pourquoi recourir à une hypothèse métaphysique, si ingénieuse soit-elle, sur la nature de l’espace, du temps et du mouvement, alors que l’intuition immédiate nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors

  1. Évellin, Infini et quantité, Paris, 1881.