Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/71

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cérébral doit assurer. Et c’est elle, sans doute, que la maladie atteint.

Réfléchissez maintenant à ce qu’on observe dans l’aphasie progressive, c’est-à-dire dans les cas où l’oubli des mots va toujours s’aggravant. En général, les mots disparaissent alors dans un ordre déterminé, comme si la maladie connaissait la grammaire : les noms propres s’éclipsent les premiers, puis les noms communs, ensuite les adjectifs, enfin les verbes. Voilà qui paraîtra, au premier abord, donner raison à l’hypothèse d’une accumulation des souvenirs dans la substance cérébrale. Les noms propres, les noms communs, les adjectifs, les verbes, constitueraient autant de couches superposées, pour ainsi dire, et la lésion atteindrait ces couches l’une après l’autre. Oui, mais la maladie peut tenir aux causes les plus diverses, prendre les formes les plus variées, débuter en un point quelconque de la région cérébrale intéressée et progresser dans n’importe quelle direction : l’ordre de disparition des souvenirs reste le même. Serait-ce possible, si c’était aux souvenirs eux-mêmes que la maladie s’attaquait ? Le fait doit donc s’expliquer autrement. Voici l’interprétation très simple que je vous propose. D’abord, si les noms propres disparaissent avant les noms communs, ceux-ci avant les adjectifs, les adjectifs avant les verbes, c’est qu’il est plus difficile de se rappeler un nom propre qu’un nom commun, un nom commun qu’un adjectif, un adjectif qu’un verbe : la fonction de rappel, à laquelle le cerveau prête évidemment son concours, devra donc se limiter à des cas de plus en plus faciles à mesure que la lésion du cerveau s’aggravera. Mais d’où vient la plus ou moins grande difficulté du rappel ? Et pourquoi les