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LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos Vertébrés : intelligence et instinct élémentaires d’ailleurs, prisonniers d’une matière qu’ils n’arrivent pas à dominer. Si la force immanente à la vie était une force illimitée, elle eût peut-être développé indéfiniment dans les mêmes organismes l’instinct et l’intelligence. Mais tout paraît indiquer que cette force est finie, et qu’elle s’épuise assez vite en se manifestant. Il lui est difficile d’aller loin dans plusieurs directions à la fois. Il faut qu’elle choisisse. Or, elle a le choix entre deux manières d’agir sur la matière brute. Elle peut fournir cette action immédiatement en se créant un instrument organisé avec lequel elle travaillera ; ou bien elle peut la donner médiatement dans un organisme qui, au lieu de posséder naturellement l’instrument requis, le fabriquera lui-même en façonnant la matière inorganique. De là l’intelligence et l’instinct, qui divergent de plus en plus en se développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l’un de l’autre. D’un côté, en effet, l’instinct le plus parfait de l’Insecte s’accompagne de quelques lueurs d’intelligence, ne fût-ce que dans le choix du lieu, du moment et des matériaux de la construction : quand, par extraordinaire, des Abeilles nidifient à l’air libre, elles inventent des dispositifs nouveaux et véritablement intelligents pour s’adapter à ces conditions nouvelles[1]. Mais, d’autre part, l’intelligence a encore plus besoin de l’instinct que l’instinct de l’intelligence, car façonner la matière brute suppose déjà chez l’animal un degré supérieur d’organisation, où il n’a pu s’élever que sur les ailes de l’instinct. Aussi, tandis que la nature a évolué franchement vers l’instinct chez les Arthropodes, nous assistons, chez presque tous les Vertébrés, à la recher-

  1. Bouvier, La nidification des Abeilles à l’air libre (C. R. de l’Acad. des sciences, 7 mai 1906).