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LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

pour seul possible. L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu.

D’autre part, les objets sur lesquels notre action s’exerce sont, sans aucun doute, des objets mobiles. Mais ce qui nous importe, c’est de savoir le mobile va, il est à un moment quelconque de son trajet. En d’autres termes, nous nous attachons avant tout à ses positions actuelles ou futures, et non pas au progrès par lequel il passe d’une position à une autre, progrès qui est le mouvement même. Dans les actions que nous accomplissons, et qui sont des mouvements systématisés, c’est sur le but ou la signification du mouvement, sur son dessin d’ensemble, en un mot sur le plan d’exécution immobile que nous fixons notre esprit. Ce qu’il y a de mouvant dans l’action ne nous intéresse que dans la mesure où le tout en pourrait être avancé, retardé ou empêché par tel ou tel incident survenu en route. De la mobilité même notre intelligence se détourne, parce qu’elle n’a aucun intérêt à s’en occuper. Si elle était destinée à la théorie pure, c’est dans le mouvement qu’elle s’installerait, car le mouvement est sans doute la réalité même, et l’immobilité n’est jamais qu’apparente ou relative. Mais l’intelligence est destinée à tout autre chose. À moins de se faire violence à elle-même, elle suit la marche inverse : c’est de l’immobilité qu’elle part toujours, comme si c’était la réalité ultime ou l’élément ; quand elle veut se représenter le mouvement, elle le reconstruit avec des immobilités qu’elle juxtapose. Cette opération, dont nous montrerons l’illégitimité et le danger dans l’ordre spéculatif, (elle conduit à des impasses et crée artificiellement des problèmes philosophiques insolubles), se justifie sans peine quand on se reporte à sa destination. L’intelligence, à l’état naturel, vise un but pratiquement