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FONCTION NATURELLE DE L’INTELLIGENCE

utile. Quand elle substitue au mouvement des immobilités juxtaposées, elle ne prétend pas reconstituer le mouvement tel qu’il est ; elle le remplace simplement par un équivalent pratique. Ce sont les philosophes qui se trompent quand ils transportent dans le domaine de la spéculation une méthode de penser qui est faite pour l’action. Mais nous nous proposons de revenir sur ce point. Bornons-nous à dire que le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité.

Maintenant, fabriquer consiste à tailler dans une matière la forme d’un objet. Ce qui importe avant tout, c’est la forme à obtenir. Quant à la matière, on choisit celle qui convient le mieux ; mais, pour la choisir, c’est-à-dire pour aller la chercher parmi beaucoup d’autres, il faut s’être essayé, au moins en imagination, à doter toute espèce de matière de la forme de l’objet conçu. En d’autres termes, une intelligence qui vise à fabriquer est une intelligence qui ne s’arrête jamais à la forme actuelle des choses, qui ne la considère pas comme définitive, qui tient toute matière, au contraire, pour taillable à volonté. Platon compare le bon dialecticien au cuisinier habile, qui découpe la bête sans lui briser les os, en suivant les articulations dessinées par la nature[1]. Une intelligence qui procéderait toujours ainsi serait bien, en effet, une intelligence tournée vers la spéculation. Mais l’action, et en particulier la fabrication, exige la tendance d’esprit inverse. Elle veut que nous considérions toute forme actuelle des choses, même naturelles, comme artificielle et provisoire, que notre pensée efface de l’objet

  1. Platon, Phèdre, 265 E.