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VIE ET CONSCIENCE

elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par là, d’élargir notre horizon. Entre l’effet et la cause la disproportion, ici, est si grande qu’il est difficile de tenir la cause pour productrice de son effet. Elle le déclanche, en lui assignant, il est vrai, sa direction. Tout se passe enfin comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête.

La même impression se dégage d’une comparaison entre le cerveau de l’homme et celui des animaux. La différence parait d’abord n’être qu’une différence de volume et de complexité. Mais il doit y avoir bien autre chose encore, à en juger par le fonctionnement. Chez l’animal, les mécanismes moteurs que le cerveau arrive à monter, ou, en d’autres termes, les habitudes que sa volonté contracte, n’ont d’autre objet et d’autre effet que d’accomplir les mouvements dessinés dans ces habitudes, emmagasinés dans ces mécanismes. Mais, chez l’homme, l’habitude motrice peut avoir un second résultat, incommensurable avec le premier. Elle peut tenir en échec d’autres habitudes motrices et, par là, en domptant l’automatisme, mettre en liberté la conscience. On sait quels vastes territoires le langage occupe dans le cerveau humain. Les mécanismes cérébraux qui correspondent aux mots ont ceci de particulier qu’ils peuvent être mis aux prises avec d’autres mécanismes, ceux par exemple qui correspondent aux choses mêmes, ou encore être mis aux prises les uns avec les autres : pendant ce temps la conscience, qui eût été entraînée et noyée dans l’accomplissement de l’acte, se ressaisit et se libère[1].

  1. Un géologue que nous avons déjà eu occasion de citer, N. S. Shaler, dit excellemment : « Quand nous arrivons à l’homme, il semble que nous trouvions aboli l’antique assujettissement de l’esprit au corps, et les parties