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L’ORDRE GÉOMÉTRIQUE

comparaison de ce genre fera comprendre, dans une certaine mesure, comment la même suppression de réalité positive, la même inversion d’un certain mouvement originel, peut créer tout à la fois l’extension dans l’espace et l’ordre admirable que notre mathématique y découvre. Il y a sans doute cette différence entre les deux cas, que les mots et les lettres ont été inventés par un effort positif de l’humanité, tandis que l’espace surgit automatiquement, comme surgit, une fois posés les deux termes, le reste d’une soustraction[1]. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la complication à l’infini des parties et leur parfaite coordination entre elles sont créées du même coup par une inversion qui est, au fond, une interruption, c’est-à-dire une diminution de réalité positive.

Toutes les opérations de notre intelligence tendent à la géométrie, comme au terme où elles trouvent leur parfait achèvement. Mais, comme la géométrie leur est nécessairement antérieure (puisque ces opérations n’aboutiront jamais à reconstruire l’espace et ne peuvent faire autrement que de se le donner), il est évident que c’est une

  1. Notre comparaison ne fait que développer le contenu du terme λόγος, tel que l’entend Plotin. Car d’une part le λόγος de ce philosophe est une puissance génératrice et informatrice, un aspect ou un fragment de la ψυχή, et d’autre part Plotin en parle quelquefois comme d’un discours. Plus généralement, la relation que nous établissons, dans le présent chapitre, entre l’ « extension » et la « distension », ressemble par certains côtés à celle que suppose Plotin (dans des développements dont devait s’inspirer M. Ravaisson), quand il fait de l’étendue, non pas sans doute une inversion de l’Être originel, mais un affaiblissement de son essence, une des dernières étapes de la procession (Voir en particulier : Enn., IV, III, 9-11 et III, VI, 17-18). Toutefois, la philosophie antique ne vit pas quelles conséquences résultaient de là pour les mathématiques, car Plotin, comme Platon, érigea les essences mathématiques en réalités absolues. Surtout, elle se laissa tromper par l’analogie tout extérieure de la durée avec l’extension. Elle traita celle-là comme elle avait traité celle-ci, considérant le changement comme une dégradation de l’immutabilité, le sensible comme une chute de l’intelligible. De là comme nous le montrerons dans le prochain chapitre, une philosophie qui méconnaît la fonction et la portée réelles de l’intelligence.