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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

l’ordre mathématique des choses, étant une conquête sur le désordre, possède une réalité positive. En approfondissant ce point, un verrait quel rôle capital joue l’idée de désordre dans les problèmes relatifs à la théorie de la connaissance. Elle n’y paraît pas explicitement, et c’est pourquoi l’on ne s’est pas occupé d’elle. Pourtant, c’est par la critique de cette idée qu’une théorie de la connaissance devrait commencer, car si le grand problème est de savoir pourquoi et comment la réalité se soumet à un ordre, c’est que l’absence de toute espèce d’ordre paraît possible ou concevable. À cette absence d’ordre le réaliste et l’idéaliste croient penser l’un et l’autre, le réaliste quand il parle de la réglementation que les lois « objectives » imposent effectivement à un désordre possible de la nature, l’idéaliste quand il suppose une « diversité sensible » qui se coordonnerait — étant par conséquent sans ordre — sous l’influence organisatrice de notre entendement. L’idée du désordre, entendu au sens d’une absence d’ordre, est donc celle qu’il faudrait analyser d’abord. La philosophie l’emprunte à la vie courante. Et il est incontestable que, couramment, lorsque nous parlons de désordre, nous pensons a quelque chose. Mais à quoi pensons-nous ?

On verra, dans le prochain chapitre, combien il est malaisé de déterminer le contenu d’une idée négative, et à quelles illusions on s’expose, dans quelles inextricables difficultés la philosophie tombe, pour n’avoir pas entrepris ce travail. Difficultés et illusions tiennent d’ordinaire à ce qu’on accepte comme définitive une manière de s’exprimer essentiellement provisoire. Elles tiennent à ce qu’on transporte dans le domaine de la spéculation un procédé fait pour la pratique. Si je choisis, au hasard, un volume dans ma bibliothèque, je puis, après y avoir jeté