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L’IDÉE DE DÉSORDRE

un coup d’œil, le remettre sur les rayons en disant : « ce ne sont pas des vers. » Est-ce bien ce que j’ai aperçu en feuilletant le livre ? Non, évidemment. Je n’ai pas vu, je ne verrai jamais une absence de vers. J’ai vu de la prose. Mais comme c’est de la poésie que je désire, j’exprime ce que je trouve en fonction de ce que je cherche, et, au lieu de dire « voilà de la prose », je dis « ce ne sont pas des vers ». Inversement, s’il me prend fantaisie de lire de la prose et que je tombe sur un volume de vers, je m’écrierai : « ce n’est pas de la prose », traduisant ainsi les données de ma perception, qui me montre des vers, dans la langue de mon attente et de mon attention, qui sont fixées sur l’idée de prose et ne veulent entendre parler que d’elle. Maintenant, si M. Jourdain m’écoutait, il inférerait sans doute de ma double exclamation que prose et poésie sont deux formes de langage réservées aux livres, et que ces formes savantes se sont superposées à un langage brut, lequel n’était ni prose ni vers. Parlant de cette chose qui n’est ni vers ni prose, il croirait d’ailleurs y penser : ce ne serait pourtant là qu’une pseudo-représentation. Allons plus loin : la pseudo-représentation pourrait créer un pseudo-problème, si M. Jourdain demandait à son professeur de philosophie comment la forme prose et la forme poésie se sont surajoutées à ce qui ne possédait ni l’une ni l’autre, et s’il voulait qu’on lui fît la théorie, en quelque sorte, de l’imposition de ces deux formes à cette simple matière. Sa question serait absurde, et l’absurdité viendrait de ce qu’il aurait hypostasié en substrat commun de la prose et de la poésie la négation simultanée des deux, oubliant que la négation de l’une consiste dans la position de l’autre.

Or, supposons qu’il y ait deux espèces d’ordre, et que ces deux ordres soient deux contraires au sein d’un