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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

gation son caractère subjectif, c’est précisément que, dans la constatation d’un remplacement, elle ne tient compte que du remplacé et ne s’occupe pas du remplaçant. Le remplacé n’existe que comme conception de l’esprit. Il faut, pour continuer à le voir et par conséquent pour en parler, tourner le dos à la réalité, qui coule du passé au présent, d’arrière en avant. C’est ce qu’on fait quand on nie. On constate le changement, ou plus généralement la substitution, comme verrait le trajet de la voiture un voyageur qui regarderait en arrière et ne voudrait connaître à chaque instant que le point où il a cessé d’être ; il ne déterminerait jamais sa position actuelle que par rapport à celle qu’il vient de quitter, au lieu de l’exprimer en fonction d’elle-même.

En résumé, pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel et, s’il était capable de juger, il n’affirmerait jamais que l’existence du présent.

Dotons cet esprit de mémoire et surtout du désir de s’appesantir sur le passé. Donnons-lui la faculté de dissocier et de distinguer. Il ne notera plus seulement l’état actuel de la réalité qui passe. Il se représentera le passage comme un changement, par conséquent comme un contraste entre ce qui a été et ce qui est. Et comme il n’y a pas de différence essentielle entre un passé qu’on se remémore et un passé qu’on imagine, il aura vite fait de s’élever à la représentation du possible en général.

Il s’aiguillera ainsi sur la voie de la négation. Et sur-