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L’EXISTENCE ET LE NÉANT

tout il sera sur le point de se représenter une disparition. Il n’y arrivera pourtant pas encore. Pour se représenter qu’une chose a disparu, il ne suffit pas d’apercevoir un contraste entre le passé et le présent ; il faut encore tourner le dos au présent, s’appesantir sur le passé, et penser le contraste du passé avec le présent en termes de passé seulement, sans y faire figurer le présent.

L’idée d’abolition n’est donc pas une pure idée ; elle implique qu’on regrette le passé ou qu’on le conçoit regrettable, qu’on a quelque raison de s’y attarder. Elle naît lorsque le phénomène de la substitution est coupé en deux par un esprit qui n’en considère que la première moitié, parce qu’il ne s’intéresse qu’à elle. Supprimez tout intérêt, toute affection : il ne reste plus que la réalité qui coule, et la connaissance indéfiniment renouvelée qu’elle imprime en nous de son état présent.

De l’abolition à la négation, qui est une opération plus générale, il n’y a maintenant qu’un pas. Il suffit qu’on se représente le contraste de ce qui est, non seulement avec ce qui a été, mais encore avec tout ce qui aurait pu être. Et il faut qu’on exprime ce contraste en fonction de ce qui aurait pu être et non pas de ce qui est, qu’on affirme l’existence de l’actuel en ne regardant que le possible. La formule qu’on obtient ainsi n’exprime plus simplement une déception de l’individu : elle est faite pour corriger ou prévenir une erreur, qu’on suppose plutôt être l’erreur d’autrui. En ce sens, la négation a un caractère pédagogique et social.

Maintenant, une fois la négation formulée, elle présente un aspect symétrique de celui de l’affirmation. Il nous semble alors que, si celle-ci affirmait une réalité objective, celle-là doit affirmer une non-réalité également objective et, pour ainsi dire, également réelle.