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LE DEVENIR ET LA FORME

voici ce qu’on trouverait. Le devenir est infiniment varié. Celui qui va du jaune au vert ne ressemble pas à celui qui va du vert au bleu : ce sont des mouvements qualitatifs différents. Celui qui va de la fleur au fruit ne ressemble pas à celui qui va de la larve à la nymphe et de la nymphe à l’insecte parfait : ce sont des mouvements évolutifs différents. L’action de manger ou de boire ne ressemble pas à l’action de se battre : ce sont des mouvements extensifs différents. Et ces trois genres de mouvement eux-mêmes, qualitatif, évolutif, extensif, diffèrent profondément. L’artifice de notre perception, comme celui de notre intelligence, comme celui de notre langage, consiste à extraire de ces devenirs très variés la représentation unique du devenir en général, devenir indéterminé, simple abstraction qui par elle-même ne dit rien et à laquelle il est même rare que nous pensions. À cette idée toujours la même, et d’ailleurs obscure ou inconsciente, nous adjoignons alors, dans chaque cas particulier, une ou plusieurs images claires qui représentent des états et qui servent à distinguer tous les devenirs les uns des autres. C’est cette composition d’un état spécifique et déterminé avec le changement en général et indéterminé que nous substituons à la spécificité du changement. Une multiplicité indéfinie de devenirs diversement colorés, pour ainsi dire, passe sous nos yeux : nous nous arrangeons pour voir de simples différences de couleur, c’est-à-dire d’état, sous lesquelles coulerait dans l’obscurité un devenir toujours et partout le même, invariablement incolore.

Supposons qu’on veuille reproduire sur un écran une scène animée, le défilé d’un régiment par exemple. Il y aurait une première manière de s’y prendre. Ce serait de découper des figures articulées représentant les soldats,