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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

thèse, à l’action de la durée. Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments successifs d’une histoire lui échappe. Il faut, pour se représenter cette irréductibilité et cette irréversibilité, rompre avec des habitudes scientifiques qui répondent aux exigences fondamentales de la pensée, faire violence à l’esprit, remonter la pente naturelle de l’intelligence. Mais là est précisément le rôle de la philosophie.

C’est pourquoi la vie a beau évoluer sous nos yeux comme une création continue d’imprévisible forme : toujours l’idée subsiste que forme, imprévisibilité et continuité sont de pures apparences, où se reflètent autant d’ignorances. Ce qui se présente aux sens comme une histoire continue se décomposerait, nous dira-t-on, en états successifs. Ce qui vous donne l’impression d’un état original se résout, à l’analyse, en faits élémentaires dont chacun est la répétition d’un fait connu. Ce que vous appelez une forme imprévisible n’est qu’un arrangement nouveau d’éléments anciens. Les causes élémentaires dont l’ensemble a déterminé cet arrangement sont elles-mêmes des causes anciennes qui se répètent en adoptant un ordre nouveau. La connaissance des éléments et des causes élémentaires eût permis de dessiner par avance la forme vivante qui en est la somme et le résultat. Après avoir résolu l’aspect biologique des phénomènes en facteurs physico-chimiques, nous sauterons, au besoin, par-dessus la physique et la chimie elles-mêmes ; nous irons des masses aux molécules, des molécules aux atomes, des atomes aux corpuscules, il faudra bien que nous arrivions enfin à quelque chose qui se puisse traiter comme une espèce de système solaire, astronomiquement. Si vous le niez, vous contestez, le principe même du mécanisme scientifique, et vous déclarez arbitrairement que la matière vivante n’est pas faite