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BIOLOGIE ET PHYSICO-CHIMIE

jourd’hui, ne sont évidemment possibles que si un travail d’incubation, ou mieux de maturation, s’est accompli à travers une série de générations qui paraissaient ne pas changer. En ce sens on pourrait dire de la vie, comme de la conscience, qu’à chaque instant elle crée quelque chose[1].

Mais contre cette idée de l’originalité et de l’imprévisibilité absolues des formes toute notre intelligence s’insurge. Notre intelligence, telle que l’évolution de la vie l’a modelée, a pour fonction essentielle d’éclairer notre conduite, de préparer notre action sur les choses, de prévoir, pour une situation donnée, les événements favorables ou défavorables qui pourront s’ensuivre. Elle isole donc instinctivement, dans une situation, ce qui ressemble au déjà connu ; elle cherche le même, afin de pouvoir appliquer son principe que « le même produit le même ». En cela consiste la prévision de l’avenir par le sens commun. La science porte cette opération au plus haut degré possible d’exactitude et de précision, mais elle n’en altère pas le caractère essentiel. Comme la connaissance usuelle, la science ne retient des choses que l’aspect répétition. Si le tout est original, elle s’arrange pour l’analyser en éléments ou en aspects qui soient à peu près la reproduction du passé. Elle ne peut opérer que sur ce qui est censé se répéter, c’est-à-dire sur ce qui est soustrait, par hypo-

  1. Dans son beau livre sur Le génie dans l’art, M. Séailles développe cette double thèse que l’art prolonge la nature et que la vie est création. Nous accepterions volontiers la seconde formule ; mais faut-il entendre par création, comme le fait l’auteur, une synthèse d’éléments ? Là où les éléments préexistent, la synthèse qui s’en fera est virtuellement donnée, n’étant que l’un des arrangements possibles : cet arrangement, une intelligence surhumaine aurait pu l’apercevoir d’avance parmi tous les possibles qui l’entouraient. Nous estimons au contraire que, dans le domaine de la vie, les éléments n’ont pas d’existence réelle et séparée. Ce sont des vues multiples de l’esprit sur un processus indivisible. Et c’est pourquoi il y a contingence radicale dans le progrès, incommensurabilité entre ce qui précède et ce qui suit, enfin durée.