Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/102

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disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et par conséquent à la comprendre. C’est dire que l’enfant devra d’abord la réinventer, ou, en d’autres termes, s’approprier jusqu’à un certain point l’inspiration de l’auteur. Comment le fera-t-il, sinon en lui emboîtant le pas, en adoptant ses gestes, son attitude, sa démarche ? Bien lire à haute voix est cela même. L’intelligence viendra plus tard y mettre des nuances. Mais nuance et couleur ne sont rien sans le dessin. Avant l’intellection proprement dite, il y a la perception de la structure et du mouvement : il y a, dans la page qu’on lit, la ponctuation et le rythme[1]. Les marquer comme il faut, tenir compte des relations temporelles entre les diverses phrases du paragraphe et les divers membres de phrase, suivre sans interruption le crescendo du sentiment et de la pensée jusqu’au point qui est musicalement noté comme culminant, en cela d’abord consiste l’art de la diction. On a tort de le traiter en art d’agrément. Au lieu d’arriver à la fin des études, comme un ornement, il devrait être au début et partout, comme un soutien. Sur lui nous poserions tout le reste, si nous ne cédions ici encore à l’illusion que le principal est de discourir sur les choses et qu’on les connaît suffisamment quand on sait en parler. Mais on ne connaît,

  1. Sur le fait que le rythme dessine en gros le sens de la phrase véritablement écrite, qu’il peut nous donner la communication directe avec la pensée de l’écrivain avant que l’étude des mots soit venue y mettre la couleur et la nuance, nous nous sommes expliqué autrefois, notamment dans une conférence faite en 1912 sur L’âme et le corps (Cf. notre recueil L’énergie spirituelle, p. 32). Nous nous bornions d’ailleurs à résumer une leçon antérieurement faite au Collège de France. Dans cette leçon nous avions pris pour exemple une page ou deux du Discours de la méthode, et nous avions essayé de montrer comment des allées et venues de la pensée, chacune de direction déterminée, passent de l’esprit de Descartes au nôtre par le seul effet du rythme tel que la ponctuation l’indique, tel surtout que le marque une lecture correcte à haute voix.