Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/230

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autres, elle prétend être une immense mathématique, un système unique de relations qui emprisonne la totalité du réel dans un filet monté d’avance, elle devient une connaissance purement relative à l’entendement humain. Qu’on lise de près la Critique de la raison pure, on verra que c’est cette espèce de mathématique universelle qui est pour Kant la science, et ce platonisme à peine remanié qui est pour lui la métaphysique. À vrai dire, le rêve d’une mathématique universelle n’est déjà lui-même qu’une survivance du platonisme. La mathématique universelle, c’est ce que devient le monde des Idées quand on suppose que l’Idée consiste dans une relation ou dans une loi, et non plus dans une chose. Kant a pris pour une réalité ce rêve de quelques philosophes modernes[1] : bien plus, il a cru que toute connaissance scientifique n’était qu’un fragment détaché, ou plutôt une pierre d’attente de la mathématique universelle. Dès lors, la principale tâche de la Critique était de fonder cette mathématique, c’est-à-dire de déterminer ce que doit être l’intelligence et ce que doit être l’objet pour qu’une mathématique ininterrompue puisse les relier l’un à l’autre. Et, nécessairement, si toute expérience possible est assurée d’entrer ainsi dans les cadres rigides et déjà constitués de notre entendement, c’est (à moins de supposer une harmonie préétablie) que notre entendement organise lui-même la nature et s’y retrouve comme dans un miroir. D’où la possibilité de la science, qui devra toute son efficacité à sa relativité, et l’impossibilité de la métaphysique, puisque celle-ci ne trouvera plus rien à faire qu’à parodier, sur des fantômes de choses, le travail d’arrangement conceptuel

  1. Voir à ce sujet, dans les Philosophische Studien de Wundt (Vol. IX, 1894), un très intéressant article de Radulescu-Motru, Zur Entwickelung von Kant’s Theorie der Naturcausalität.