Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/239

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Un des résultats les plus clairs de cette analyse devrait être de nous apprendre qu’il n’y a pas de différence entre une observation bien prise et une généralisation bien fondée. Trop souvent nous nous représentons encore l’expérience comme destinée à nous apporter des faits bruts : l’intelligence, s’emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s’élèverait ainsi à des lois de plus en plus hautes. Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre. Rien de plus faux que cette conception du travail de synthèse, rien de plus dangereux pour la science et pour la philosophie. Elle a conduit à croire qu’il y avait un intérêt scientifique à assembler des faits pour rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement, en attendant la venue d’un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des lois. Comme si une observation scientifique n’était pas toujours la réponse à une question, précise ou confuse ! Comme si des observations notées passivement à la suite les unes des autres étaient autre chose que des réponses décousues à des questions posées au hasard ! Comme si le travail de généralisation consistait à venir, après coup, trouver un sens plausible à ce discours incohérent ! La vérité est que le discours doit avoir un sens tout de suite, ou bien alors il n’en aura jamais. Sa signification pourra changer à mesure qu’on approfondira davantage les faits, mais il faut qu’il ait une signification d’abord. Généraliser n’est pas utiliser, pour je ne sais quel travail de condensation, des faits déjà recueillis, déjà notés : la synthèse est tout autre chose. C’est moins une opération spéciale qu’une certaine force de pensée, la capacité de pénétrer à l’intérieur d’un fait qu’on devine significatif et où l’on trouvera l’explication d’un nombre indéfini de faits. En un mot, l’esprit de synthèse n’est qu’une plus haute puissance de l’esprit d’analyse.