Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/248

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un ou plusieurs principes simples, par lesquels s’expliquerait l’ensemble des choses matérielles et morales.

C’est que notre intelligence est éprise de simplicité. Elle économise l’effort, et veut que la nature se soit arrangée de façon à ne réclamer de nous, pour être pensée, que la plus petite somme possible de travail. Elle se donne donc juste ce qu’il faut d’éléments ou de principes pour recomposer avec eux la série indéfinie des objets et des événements.

Mais si, au lieu de reconstruire idéalement les choses pour la plus grande satisfaction de notre raison, nous nous en tenions purement et simplement à ce que l’expérience nous donne, nous penserions et nous nous exprimerions d’une tout autre manière. Tandis que notre intelligence, avec ses habitudes d’économie, se représente les effets comme strictement proportionnés à leurs causes, la nature, qui est prodigue, met dans la cause bien plus qu’il n’est requis pour produire l’effet. Tandis que notre devise à nous est Juste ce qu’il faut, celle de la nature est Plus qu’il ne faut, — trop de ceci, trop de cela, trop de tout. La réalité, telle que James la voit, est redondante et surabondante. Entre cette réalité et celle que les philosophes reconstruisent, je crois qu’il eût établi le même rapport qu’entre la vie que nous vivons tous les jours et celle que les acteurs nous représentent, le soir, sur la scène. Au théâtre, chacun ne dit que ce qu’il faut dire et ne fait que ce qu’il faut faire ; il y a des scènes bien découpées ; la pièce a un commencement, un milieu, une fin ; et tout est disposé le plus parcimonieusement du monde en vue d’un dénouement qui sera heureux ou tragique. Mais, dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus, il n’y a guère de situations nettes ; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions ;