Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/28

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Telle était la direction préférée où nous nous engagions. Beaucoup d’autres s’ouvraient devant nous, autour de nous, à partir du centre, où nous nous étions installé pour ressaisir la durée pure. Mais nous nous attachions à celle-là, parce que nous avions choisi d’abord, pour éprouver notre méthode, le problème de la liberté. Par là même nous nous replacerions dans le flux de la vie intérieure, dont la philosophie ne nous paraissait retenir, trop souvent, que la congélation superficielle. Le romancier et le moraliste ne s’étaient-ils pas avancés, dans cette direction, plus loin que le philosophe ? Peut-être ; mais c’était par endroits seulement, sous la pression de la nécessité, qu’ils avaient brisé l’obstacle ; aucun ne s’était encore avisé d’aller méthodiquement « à la recherche du temps perdu ». Quoi qu’il en soit, nous ne donnâmes que des indications à ce sujet dans notre premier livre, et nous nous bornâmes encore à des allusions dans le second, quand nous comparâmes le plan de l’action — où le passé se contracte dans le présent — au plan du rêve, où se déploie, indivisible et indestructible, la totalité du passé. Mais s’il appartenait à la littérature d’entreprendre ainsi l’étude de l’âme dans le concret, sur des exemples individuels, le devoir de la philosophie nous paraissait être de poser ici les conditions générales de l’observation directe, immédiate, de soi par soi. Cette observation interne est faussée par les habitudes que nous avons contractées. L’altération principale est sans doute celle qui a créé le problème de la liberté, — un pseudo-problème, né d’une confusion de la durée avec l’étendue. Mais il en est d’autres qui semblaient avoir la même origine : nos états d’âme nous paraissent nombrables ; tels d’entre eux, ainsi dissociés, auraient une intensité mesurable ; à chacun et à tous nous croyons pouvoir substituer les mots qui les désignent et qui désormais les recouvriront ;