notre conscience : aucune qualité, aucun aspect du réel, ne prétendrait se substituer au reste et en fournir l’explication. Mais surtout nous aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d’autres, car elle n’aurait rien laissé en dehors d’elle que d’autres doctrines pussent ramasser : elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus qu’ils ne fournissent naturellement. À la multiplicité des systèmes qui luttent entre eux, armés de concepts différents, succéderait l’unité d’une doctrine capable de réconcilier tous les penseurs dans une même perception, — perception qui irait d’ailleurs s’élargissant, grâce à l’effort combiné des philosophes dans une direction commune.
On dira que cet élargissement est impossible. Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l’esprit, de voir plus qu’ils ne voient ? L’attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s’y trouvait pas d’abord. Voilà l’objection. — Elle est réfutée, croyons-nous, par l’expérience. Il y a en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est précisément de voir et de nous faire voir ce que, naturellement, nous n’apercevrions pas. Ce sont les artistes.
À quoi vise l’art, sinon à nous faire découvrir, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, une foule de choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’éprouvions pas nous-mêmes, au moins à l’état naissant, tout ce qu’ils nous décrivent. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent,