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LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

Je n’insisterai pas davantage sur ce point. Que chacun de nous fasse l’expérience, qu’il cherche à se donner une vision directe et concrète d’un changement et d’un mouvement, n’importe lesquels : il aura un sentiment d’absolue indivisibilité. J’arrive alors au second point, qui est d’ailleurs très voisin du premier, et où nous ne ferons que retrouver, sous un nouvel aspect, la même vérité. Il y a des changements, mais il n’y a pas de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas nécessairement des objets invariables qui se meuvent : le mouvement n’implique pas un mobile.

On a de la peine à se représenter ainsi les choses, parce que le sens par excellence est celui de la vue, et que l’œil a pris l’habitude de découper, dans l’ensemble du champ visuel, des figures relativement invariables qui sont censées alors se déplacer sans se déformer : le mouvement se surajouterait au mobile comme un accident. Il est en effet utile que nous ayons affaire, dans la vie de tous les jours, à des objets stables et, en quelque sorte, responsables, auxquels nous puissions nous adresser comme à des personnes. Le sens de la vue s’arrange pour prendre les choses de ce biais : éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà nous aurons moins de peine à apercevoir le mouvement et le changement comme des réalités indépendantes si nous nous adressons au sens de l’ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est attaché à aucun mobile, d’un changement sans rien qui change ? le changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait