Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/153

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humaine. À ne voir qu’elles, on serait tenté de prendre l’humanité en dégoût. Mais il ne faut pas oublier que les primitifs d’aujourd’hui ou d’hier, ayant vécu autant de siècles que nous, ont eu tout le temps d’exagérer et comme d’exaspérer ce qu’il pouvait y avoir d’irrationnel dans des tendances élémentaires, assez naturelles. Les vrais primitifs étaient sans doute plus sensés, s’ils s’en tenaient à la tendance et à ses effets immédiats. Tout change, et, comme nous le disions plus haut, le changement se fera en surface s’il n’est pas possible en profondeur. Il y a des sociétés qui progressent, — probablement celles que des conditions d’existence défavorables ont obligées à un certain effort pour vivre, et qui ont alors consenti, de loin en loin, à accentuer leur effort pour suivre un initiateur, un inventeur, un homme supérieur. Le changement est ici un accroissement d’intensité ; la direction en est relativement constante ; on marche à une efficacité de plus en plus haute. Il y a, d’autre part, des sociétés qui conservent leur niveau, nécessairement assez bas. Comme elles changent tout de même, il se produit en elles, non plus une intensification qui serait un progrès qualitatif, mais une multiplication ou une exagération du primitivement donné : l’invention, si l’on peut encore employer ce mot, n’exige plus d’effort. D’une croyance qui répondait à un besoin on aura passé à une croyance nouvelle qui ressemble extérieurement à la précédente, qui en accentue tel caractère superficiel, mais qui ne sert plus à rien. Dès lors, piétinant sur place, on ajoute et l’on amplifie sans cesse. Par le double effet de la répétition et de l’exagération, l’irrationnel devient de l’absurde, et l’étrange du monstrueux. Ces extensions successives ont d’ailleurs dû être accomplies, elles aussi, par des individus ; mais plus n’était besoin ici de supériorité intellectuelle