Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/164

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précisément atteint par un éclat d’obus nous racontait que son premier mouvement fut de s’écrier : « Comme c’est bête ! » Que cet éclat d’obus projeté par une cause purement mécanique, et qui pouvait atteindre n’importe qui ou n’atteindre personne, fût pourtant venu le frapper, lui et non pas un autre, c’était illogique au regard de son intelligence spontanée. En faisant intervenir la « mauvaise chance », il eût manifesté mieux encore la parenté de cette intelligence spontanée avec la mentalité primitive. Une représentation riche de matière, comme l’idée d’un sorcier ou d’un esprit, doit sans doute abandonner la plus grande partie de son contenu pour devenir celle de la « mauvaise chance » ; elle subsiste cependant, elle n’est pas complètement vidée, et par conséquent les deux mentalités ne diffèrent pas essentiellement l’une de l’autre.

Les exemples si variés de « mentalité primitive » que M. Lévy-Bruhl a accumulés dans ses ouvrages se groupent sous un certain nombre de rubriques. Les plus nombreux sont ceux qui témoignent, selon l’auteur, d’une obstination du primitif à ne rien admettre de fortuit. Qu’une pierre tombe et vienne écraser un passant, c’est qu’un esprit malin l’a détachée : il n’y a pas de hasard. Qu’un homme soit arraché de son canot par un alligator, c’est qu’il a été ensorcelé : il n’y a pas de hasard. Qu’un guerrier soit tué ou blessé d’un coup de lance, c’est qu’il n’était pas en état de parer, c’est qu’on avait jeté sur lui un sort : il n’y a pas de hasard [1]. La formule revient si souvent chez M. Lévy-Bruhl qu’on peut la considérer comme donnant un des caractères essentiels de la mentalité primitive. — Mais, dirons-nous à l’éminent philosophe,

  1. Voir en particulier La Mentalité primitive, p. 28, 36, 45, etc. Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 73.