Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/169

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par des médecins européens ne leur en savent aucun gré ; bien plus, ils attendent du médecin une rétribution, comme si c’étaient eux qui avaient rendu le service. Mais n’ayant aucune idée de notre médecine, ne sachant pas ce qu’est une science doublée d’un art, voyant d’ailleurs que le médecin est loin de guérir toujours son malade, considérant enfin qu’il donne son temps et sa peine, comment ne se diraient-ils pas que le médecin a quelque intérêt, inconnu d’eux, a faire ce qu’il fait ? Comment aussi, plutôt que de travailler à sortir de leur ignorance, n’adopteraient-ils pas naturellement l’interprétation qui leur vient d’abord à l’esprit et dont ils peuvent tirer profit ? Je le demande à l’auteur de « La Mentalité primitive », et j’évoquerai un souvenir très ancien, à peine plus vieux cependant que notre vieille amitié. J’étais enfant, et j’avais de mauvaises dents. Force était de me conduire parfois chez le dentiste, lequel sévissait aussitôt contre la dent coupable ; il l’arrachait sans pitié. Entre nous soit dit, cela ne me faisait pas grand mal, car il s’agissait de dents qui seraient tombées d’elles-mêmes ; mais je n’étais pas encore installé dans le fauteuil à bascule que je poussais déjà des cris épouvantables, pour le principe. Ma famille avait fini par trouver le moyen de me faire taire. Bruyamment, dans le verre qui servirait à me rincer la bouche après l’opération (l’asepsie était inconnue en ces temps très lointains) le dentiste jetait une pièce de cinquante centimes, dont le pouvoir d’achat était alors de dix sucres d’orge. J’avais bien six ou sept ans, et je n’étais pas plus sot qu’un autre. J’étais certainement de force à deviner qu’il y avait collusion entre le dentiste et ma famille pour acheter mon silence, et que l’on conspirait autour de moi pour mon plus grand bien. Mais il aurait fallu un léger effort de réflexion, et je préférais