Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/172

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traduction des pages vraiment intraduisibles qu’il écrivit à ce sujet :


Quand je quittai Harvard pour l’Université Stanford en décembre le dernier « au revoir», ou peu s’en faut, fut celui de mon vieil ami B***, californien : « J’espère, me dit-il, qu’ils vous donneront aussi un petit bout de tremblement de terre pendant que vous serez là-bas, de façon que vous fassiez connaissance avec cette toute particulière institution californienne.»

En conséquence, lorsque, couché encore mais éveillé, vers cinq heures et demie du matin, le 18 avril, dans mon petit appartement de la cité universitaire de Stanford, je m’aperçus que mon lit commençait à osciller, mon premier sentiment fut de reconnaître joyeusement la signification du mouvement : « Tiens, tiens ! me dis-je, mais c’est ce vieux tremblement de terre de B***. Il est donc venu tout de même ? » Puis, comme il allait crescendo : « Par exemple, pour un tremblement de terre, c’en est un qui se porte bien ! ... »

Toute l’affaire ne dura pas plus de 48 secondes, comme l’observatoire Lick nous le fit savoir plus tard. C’est à peu près ce qu’elle me parut durer ; d’autres crurent l’intervalle plus long. Dans mon cas, sensation et émotion furent si fortes qu’il ne put tenir que peu de pensée, et nulle réflexion, nulle volition, dans le peu de temps qu’occupa le phénomène.

Mon émotion était tout entière allégresse et admiration : allégresse devant l’intensité de vie qu’une idée abstraite, une pure combinaison verbale comme« tremblement de terre » pouvait prendre, une fois traduite en réalité sensible et devenue l’objet d’une vérification concrète ; admiration devant le fait qu’une frêle petite maison de bois pût tenir, en dépit d’une telle secousse. Pas l’ombre d’une peur ; simplement un plaisir extrême, avec souhaits de bienvenue.

Je criais presque : « Mais vas-y donc ! et vas-y plus fort »

Dès que je pus penser, je discernai rétrospectivement certaines modalités toutes particulières dans l’accueil que ma conscience avait fait au phénomène. C’était chose spontanée et, pour ainsi dire, inévitable et irrésistible.

D’abord, je personnifiais le tremblement de terre en une entité permanente et individuelle. C’était le tremblement de terre de