Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/274

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même point d’aboutissement. Dans les descriptions de l’état définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs ne se sont généralement pas connus les uns les autres. On réplique qu’ils se sont connus quelquefois, et que d’ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les mystiques ont pu subir l’influence. Nous l’accordons, mais il faut remarquer que les grands mystiques se soucient peu de cette tradition ; chacun d’eux a son originalité, qui n’est pas voulue, qui n’a pas été désirée, mais à laquelle on sent bien qu’il tient essentiellement : elle signifie qu’il est l’objet d’une faveur exceptionnelle, encore qu’imméritée. Dira-t-on que la communauté de religion suffit à expliquer la ressemblance, que tous les mystiques chrétiens se sont nourris de l’Évangile, que tous ont reçu le même enseignement théologique ? Ce serait oublier que, si les ressemblances entre les visions s’expliquent en effet par la communauté de religion, ces visions tiennent peu de place dans la vie des grands mystiques ; elles sont vite dépassées et n’ont à leurs yeux qu’une valeur symbolique. Pour ce qui est de l’enseignement théologique en général, ils semblent bien l’accepter avec une docilité absolue et, en particulier, obéir à leur confesseur ; mais, comme on l’a dit finement, « ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, et un sûr instinct les mène à l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher. S’il lui arrivait de s’en écarter, nos mystiques n’hésiteraient pas à secouer son autorité et, forts de leurs relations directes avec la divinité, à se prévaloir d’une liberté supérieure [1] ». Il serait en effet intéressant d’étudier ici de près les rapports entre dirigeant et

  1. M. de Montmorand, Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes.