Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/342

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ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. On a reproché aux Américains d’avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j’accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n’est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu’il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d’en avoir trop encouragé d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l’ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu’elle en mit à la compliquer. L’initiative ne peut venir que d’elle, car c’est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l’esprit d’invention.

Mais l’a-t-elle tout à fait voulu ? L’impulsion qu’elle a donnée au début allait-elle exactement dans la direction que l’industrialisme a prise ? Ce qui n’est au départ qu’une déviation imperceptible devient un écart considérable à l’arrivée si l’on a marché tout droit et si la course a été longue. Or, il n’est pas douteux que les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie. La parenté entre les deux tendances devient pleinement visible au XVIIIe siècle. Elle est frappante chez les encyclopédistes. Ne