Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/343

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devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l’esprit d’invention, aussi vieux que l’humanité, mais insuffisamment actif tant qu’on ne lui fit pas assez de place ? On ne pensait sûrement pas au luxe pour tous, ni même au bien-être pour tous ; mais pour tous on pouvait souhaiter l’existence matérielle assurée, la dignité dans la sécurité. Le souhait était-il conscient ? Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire : les grands courants souterrains de pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînées par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. Nous qui connaissons la suite, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire reculer l’image jusqu’à l’origine : le présent, aperçu dans le passé par un effet de mirage, est alors ce que nous appelons l’inconscient d’autrefois. La rétro-activité du présent est à l’origine de bien des illusions philosophiques. Nous nous garderons donc d’attribuer aux quinzième, seizième et dix-huitième siècles (encore moins au dix-septième, si différent, et qu’on a considéré comme une parenthèse sublime) des préoccupations démocratiques comparables aux nôtres. Nous ne leur prêterons pas davantage la vision de ce que l’esprit d’invention recelait en lui de puissance. Il n’en est pas moins vrai que la Réforme, la Renaissance et les premiers symptômes ou prodromes de la poussée inventive sont de la même époque. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu là trois réactions, apparentées entre elles, contre la forme qu’avait prise jusqu’alors l’idéal chrétien. Cet idéal n’en subsistait pas moins, mais il apparaissait comme un astre qui aurait toujours tourné vers l’humanité la même face : on commençait à entrevoir l’autre, sans toujours s’apercevoir qu’il