Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/83

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riorité native, alors, chez celui qui appartient à la classe supérieure ; le charme est rompu. C’est ainsi que les aristocraties tendent à se perdre dans la démocratie, simplement parce que l’inégalité politique est chose instable, comme le sera d’ailleurs l’égalité politique une fois réalisée si elle n’est qu’un fait, si elle admet par conséquent des exceptions, si par exemple elle tolère dans la cité l’esclavage. — Mais il y a loin de ces équilibres mécaniquement atteints, toujours provisoires comme celui de la balance aux mains de la justice antique, à une justice telle que la nôtre, celle des « droits de l’homme », qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu. Cette justice ne comporterait une représentation complète qu’« à l’infini », comme disent les mathématiciens ; elle ne se formule précisément et catégoriquement à un moment déterminé, que par des interdictions ; mais, dans ce qu’elle a de positif, elle procède par des créations successives, dont chacune est une réalisation plus complète de la personnalité, et par conséquent de l’humanité. Cette réalisation n’est possible que par l’intermédiaire des lois ; elle implique le consentement de la société. En vain d’ailleurs on prétendrait qu’elle se fait d’elle-même, peu à peu, en vertu de l’état d’âme de la société à une certaine période de son histoire. C’est un bond en avant, qui ne s’exécute que si la société s’est décidée à tenter une expérience ; il faut pour cela qu’elle se soit laissé convaincre ou tout au moins ébranler ; et le branle a toujours été donné par quelqu’un. En vain on alléguera que ce bond en avant ne suppose derrière lui aucun effort créateur, qu’il n’y a pas ici une invention comparable à celle de l’artiste. Ce serait oublier que la plupart des grandes réformes accomplies ont paru d’abord irréali-