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BERKELEY

par l’entendement. Mais quelque grande que soit l’assurance qu’on a dans ce principe, et quelle que soit l’étendue de l’assentiment que lui donne le monde, toute personne qui aura le courage de le mettre en question pourra, si je ne me trompe, reconnaître qu’il implique une contradiction manifeste. Que sont, en effet, les objets qu’on vient de mentionner, si ce n’est des choses que nous percevons par les sens ? Et que percevons-nous par les sens, si ce n’est nos propres idées ou sensations ? Et ne répugne-t-il pas évidemment que l’une quelconque d’entre elles, ou quelqu’une de leurs combinaisons existent non perçues ?

5. Si nous examinons cette opinion à fond, nous trouverons peut-être qu’elle dépend de la doctrine des idées abstraites. Car peut-il y avoir un procédé d’abstraction plus subtil que de distinguer l’existence des objets sensibles d’avec le fait d’être perçus, de manière à les concevoir existants non perçus ? La lumière et les couleurs, la chaleur et le froid, l’étendue et les figures, en un mot les choses que nous voyons et sentons, que sont-elles, qu’autant de sensations, notions, idées, ou impressions sur les sens ? Et est-il possible de séparer, même par la pensée, aucune de ces choses d’avec la perception ? Pour ma part, je pourrais tout aussi aisément séparer une chose d’avec elle-même. Je peux, il est vrai, dans mes pensées, séparer ou concevoir à part les unes des autres des choses que peut-être je n’ai jamais perçues par mes sens ainsi divisées. J’imagine le tronc d’un corps humain sans les membres, ou je conçois l’odeur d’une rose sans penser à la rose elle-même. Jusque-là, je ne nierai pas que je ne puisse abstraire, s’il est permis d’user de ce mot abstraction en ne l’étendant qu’à la conception, par des actes séparés, d’objets tels qu’il soit possible qu’ils existent réellement ou soient effectivement perçus à part. Mais mon pouvoir d’imaginer ou de concevoir ne va pas au delà de la possibilité de la réelle existence ou perception. Ainsi, comme il m’est impossible de voir ou sentir quelque chose sans en avoir une sensation effective, il m’est pareillement impossible de concevoir dans mes pensées une chose sensible ou un objet, distinct de la sensation ou perception que j’en ai. [En réalité, l’objet et la sensation sont la même chose et ne peuvent par conséquent s’abstraire l’un de l’autre.]