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BERKELEY

tière — la seule après tout que je puisse tirer intelligiblement de ce qu’on dit des occasions inconnues — semble trop extravagante pour mériter qu’on la réfute. D’ailleurs, elle n’est pas en réalité une objection contre ce que nous avons avancé : à savoir qu’il n’existe pas de substance non sentante, non perçue[1].

72. Si nous suivons la lumière de la raison, nous inférerons, de la méthode constante et uniforme qui régit nos sensations, la sagesse et la bonté de l’Esprit qui les excite en nos esprits ; mais c’est là tout ce que je vois qu’on puisse raisonnablement conclure. Pour moi, dis-je, il est évident que l’existence d’un Esprit infiniment sage, bon et puissant suffit pleinement pour expliquer toutes les apparences de la nature. Mais quant à la matière inerte, non sentante, rien de ce que je perçois n’a la moindre connexion avec elle, ni ne m’en suggère la pensée. Je serais bien aise de voir quelqu’un expliquer par son moyen le moindre des phénomènes de la nature, ou apporter quelque espèce de raison, fût-elle du dernier rang des probabilités, en faveur de son existence, ou même donner à sa supposition une signification tolérable. Car, pour ce qui est de la considérer comme occasion, je pense avoir clairement montré qu’elle n’est rien de pareil à notre égard. Il ne lui reste donc plus d’autre rôle à remplir, s’il en faut un, que celui d’occasion pour Dieu d’exciter en nous les idées, et nous venons justement de voir à quoi cela se réduit.

73. Il vaut la peine de réfléchir un peu aux motifs qui ont porté les hommes à supposer l’existence de la substance ma-

  1. Toute cette polémique est dirigée contre Malebranche et l’école cartésienne, en tant que Berkeley combat l’idée d’une matière que nous ne percevrions pas et qui serait l’ensemble et le développement des occasions établies par Dieu pour nous communiquer nos perceptions à mesure. Mais ces philosophes admettaient, sous ce nom de matière, un substratum réel des qualités primaires, étendue, figure et mouvement. À cet égard, les arguments de Berkeley ne sont pas dirigés contre eux ici, ou du moins ne les atteignent pas, puisqu’il suppose que son contradicteur a renoncé à défendre la matière comme possédant réellement et hors de tout esprit les qualités relatives aux idées que Dieu suscite en nos âmes à leur occasion. Malebranche, il est vrai, n’était guère éloigné de cette concession. Si c’est à l’« étendue intelligible » que Berkeley en a, dans ces deux dernières sections, ce qu’il en dit est bien court et bien méprisant ; mais cela s’explique par son violent parti pris contre les idées non sensibles, les idées pures ou mathématiques. (Note de Renouvier.)