Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande artiste dans cette création du rôle d’Orphée ; je veux parler de son exécution de l’air célèbre :

J’ai perdu mon Eurydice.


Gluck a dit quelque part : « Changez la moindre nuance de mouvement et d’accent à cet air, et vous en ferez un air de danse. » Madame Viardot en fait ce qu’il en fallait faire, c’est-à-dire ce qu’il est, un de ces prodiges d’expression à peu près incompréhensibles pour les chanteurs vulgaires, et qui sont, hélas ! si souvent profanés. Elle en a dit le thème de trois façons différentes : d’abord dans son mouvement lent avec une douleur contenue, puis, après l’adagio épisodique :

Mortel silence ! Vaine espérance !


en sotto voce, pianissimo, d’une voix tremblante, étouffée par un flot de larmes, et enfin, après le second adagio, elle a repris le thème sur un mouvement plus animé, en quittant le corps d’Eurydice auprès duquel elle était agenouillée, et en s’élançant, folle de désespoir, vers le côté opposé de la scène, avec tous les cris, tous les sanglots d’une douleur éperdue. Je n’essayerai pas de décrire les transports de l’auditoire à cette scène bouleversante. Quelques admirateurs maladroits se sont même oubliés jusqu’à crier bis avant le sublime passage :

Entends ma voix qui t’appelle,


et on a eu beaucoup de peine à leur imposer silence. Certaines gens crieraient bis pour la scène de Priam dans la tente d’Achille, ou pour le To be or not to be d’Hamlet. Pourquoi faut-il que l’on puisse reprocher à madame Viardot un changement déplorable à la fin de cet air, changement produit par une tenue qu’elle fait sur le sol aigu et qui oblige, non-seulement d’arrêter l’orchestre quand Gluck le précipite impétueusement vers la conclusion, mais encore de modifier l’harmonie et de