Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/220

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Après sa retraite de l’Opéra en 1826 ou 1827, madame Branchu alla vivre en Suisse. Vingt ans après, je me trouvais à Paris dans un magasin de musique où elle entra. Pendant qu’on lui cherchait un morceau qu’elle venait acheter, elle me regarda assez attentivement, puis ressortit sans m’adresser la parole. Elle ne m’avait pas reconnu.

Notre monde musical seul n’avait pas changé.

Ces souvenirs, réveillés avec beaucoup d’autres par la récente représentation d’Alceste, ne sont pas tout à fait étrangers à mon sujet ; ils me conduisent naturellement à parler de la grande artiste qui vient d’aborder avec tant de succès ce rôle presque inabordable de la reine de Thessalie.

On sait l’effet extraordinaire que madame Viardot produisit, il y a quelques mois, en chantant au Conservatoire quelques fragments d’Alceste ; ce fut alors la cantatrice seulement qui fut applaudie. À l’Opéra, c’est aussi l’actrice éminente, l’artiste enthousiaste, inspirée et savante, qui a excité pendant toute la durée de trois grands actes l’émotion de l’assemblée. En lutte avec les révoltes de sa voix, comme Gluck l’est avec la monotonie de son poëme, ils sont restés les plus forts tous les deux. Madame Viardot a été admirable de douloureuse tendresse, d’énergie, d’accablement ; sa démarche, ses quelques gestes en entrant dans le temple ; son attitude brisée pendant la fête du second acte ; son égarement au troisième ; son jeu de physionomie au moment de l’interrogatoire que lui fait subir Admète ; son regard fixe pendant le chœur des ombres : « Malheureuse, où vas-tu ? » toutes ces attitudes de bas-reliefs antiques, toutes ces belles poses sculpturales ont excité la plus vive admiration. Dans l’air : « Divinités du Styx ! » la phrase « pâles compagnes de la mort » a excité des applaudissements qui ont presque empêché d’entendre la mélodie suivante : « Mourir pour ce qu’on aime, » qu’elle a dite avec une profonde sensibilité. Au dernier acte, l’air « Ah ! divinités implacables, » chanté avec cet accent de résignation désolée si difficile à trouver, a été interrompu