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Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/276

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ques jours, je ne sais pas encore quel duo le ténor et la prima donna chanteront ; il y a trois mois que je les supplie de me l’indiquer.

Pour l’air du ténor seulement, nous nous sommes entendus tout de suite. C’est un air admirable que la modestie d’un de nos confrères ne me permet pas de désigner autrement.

Je saisis cette occasion, messieurs, pour vous adresser une question. Vous avez, m’a-t-on dit, approuvé dernièrement un ouvrage sur l’art du chant dont l’auteur, homme de talent et d’esprit, par malheur, déclare que c’est non-seulement le droit, mais le devoir du chanteur de broder les airs d’expression, d’en changer à son gré certains passages, de les modifier de cent façons, de se poser en collaborateur du compositeur et de venir en aide à son insuffisance. Que croyez-vous que ferait le musicien auteur de ce bel air, dites-le-moi franchement, si, mettant en pratique cette incroyable théorie, un ténor s’avisait, en le chantant devant lui, d’en dénaturer toutes les phrases dont l’expression est si absolument vraie, le sentiment si profond, le style mélodique si naturel ? De quelle façon ses entrailles de père seraient-elles émues, si le traditore s’avisait d’ajouter seulement des apoggiatures au passage sublime où respirent à la fois la candeur, l’innocence, une grâce ingénue et la terreur naïve de la mort ?

Il n’est pas partisan du suicide, je le sais, mais s’il avait un pistolet à la main, à coup sûr il lui brûlerait la cervelle.

Soyez tranquilles, cela n’arrivera pas à Bade. Mon ténor est un artiste sérieux ; il ne rêva jamais de monstruosités pareilles. D’ailleurs je serai là, et s’il était assez abandonné de son ange gardien pour commettre à la répétition générale un tel crime de lèse-majesté de l’art et du génie, je dirais aussitôt à l’orchestre ce que je lui ai dit une fois à Londres, en semblable circonstance : « Messieurs, quand nous en serons à ce passage, regardez-moi bien ; si le chanteur ose le défigurer comme il vient de le faire, je vous ferai signe de vous arrêter court ;