Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/286

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quement me replonger dans la prose : « Tiens, c’est vous, m’a-t-il dit avec sa voix de sauveur du Capitole, que diable faites-vous là tout seul, sur ce donjon perché ? Ah ! des vers ! voyons ! Je parie que vous travaillez à l’opéra que M. Benazet vous a commandé pour l’ouverture du théâtre de Bade. Eh ! eh ! il avance, le nouveau théâtre, il sera fini l’an prochain. L’ouvrier qui le bâtit est un peu âgé, il est vrai, mais encore vert ; c’est le même qui, avant 1830, à Paris, travaillait avec tant d’ardeur à l’arc de Triomphe de l’Étoile. — Précisément, mon très-cher, je m’occupe de ce petit opéra. Mais n’employez donc pas, s’il vous plaît, des expressions aussi inconvenantes. M. Benazet ne m’a rien commandé ; on ne commande rien aux artistes, vous devriez le savoir. On commande à un régiment français d’aller se faire tuer, et il y va ; à l’équipage d’un vaisseau français de se faire sauter, il le fait ; à un critique français d’entendre un opéra-comique dont il doit rendre compte, et il l’entend ; mais c’est tout ; et si l’on commandait à certains acteurs de déranger seulement leurs habitudes, d’être simples, naturels, nobles, également éloignés de la platitude et de l’enflure ; si l’on commandait à certains chanteurs d’avoir de l’âme et de bien rhythmer leur chant, à certains critiques de connaître ce dont ils parlent, à certains écrivains de respecter la grammaire, à certains compositeurs de savoir le contre-point, les artistes sont fiers, ils n’obéiraient pas. Pour moi, dès qu’on me commande quelque chose, on peut être assuré de l’effet de ce commandement, il me paralyse, il me rend inerte et stupide ; et comme je vous crois organisé de la même façon, je vous prie très-instamment (il est inutile de vous le commander), je vous conjure de redescendre à Bade et de me laisser rêver sur mon donjon. » Et l’oison repartit en ricanant. Mais le fil de mes idées était rompu ; après d’inutiles efforts pour le renouer, je suis resté là sans penser, écoutant l’hymne à l’empereur d’Autriche, exécuté à une grande distance, dans le kiosque de la Conversation, par la musique militaire prussienne, et que le vent du