Page:Berlioz - Correspondance inédite, 1879, 2e éd. Bernard.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était quelquefois amusé à se laisser avoir faim pour connaître les maux par lesquels le génie pouvait passer ; son estomac, plus tard, dut payer ces coûteuses fantaisies. Il vécut dans son appartement de la rue de Calais, retiré et dégoûté de tout, entouré de passereaux effrontés auxquels il donnait du pain qu’ils venaient picorer sur sa fenêtre, près de son immense piano à queue, de sa harpe et du portrait de sa première femme, Henriette Smithson. Sa belle-mère, madame Récio, le soigna avec une vigilance et un dévouement exceptionnels ; ses amis prirent à tâche de lui faire oublier les injustices du sort et personne n’en a eu de plus attentifs, de plus fidèles que lui : Édouard Alexandre, Ernest Reyer, M. et madame Massart, M. et madame Damcke, la famille Ritter, et combien d’autres que je ne puis citer ; la liste en serait trop longue. Il s’était mis à apprendre le français à un jeune compositeur danois, M. Asger Hammerik, aujourd’hui directeur du Conservatoire de Baltimore. « Je suis bien à plaindre, disait-il quelquefois ; voilà ma belle-mère qui me parle en espagnol, ma bonne en allemand, et vous, avec votre danois, vous me déchirez les oreilles[1] !… »

La mort de son fils unique, Louis Berlioz, emporté par la fièvre, aux colonies, acheva de terrasser le glorieux vaincu. Louis Berlioz avait choisi la carrière de marin ; son père l’adorait avec une passion dont on retrouvera la trace dans les Lettres. Il y avait eu entre eux des brouilles passagères ; mais elles finissaient toujours par une réconciliation où le pauvre père cédait. Ce Berlioz, si hautain, si rogue, si absolu, avec la plupart des gens qu’il coudoyait dans la vie, il devenait tendre et humble avec son fils, il descendait aux supplications, il avait des raffinements

  1. Lettre de M. Asger Hammerik à l’auteur de la Notice.