Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/194

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morigéner, précisément un reproche de leurs qualités et de voir de la faiblesse dans la manifestation la plus évidente de leur savoir et de leur force.

Quand donc les Paganini de l’art d’écrire ne seront-ils plus obligés de recevoir des leçons des aveugles du pont Neuf ?…

Le succès de la Vestale fut éclatant et complet. Cent représentations ne purent suffire à lasser l’enthousiasme des Parisiens ; on joua la Vestale tant bien que mal, sur tous les théâtres de la province ; on la représenta en Allemagne ; elle occupa même toute une saison la scène de Saint-Charles, à Naples, où madame Colbran, devenue depuis madame Rossini, joua le rôle de Julia ; succès dont l’auteur ne fut informé que longtemps après et qui lui causa une joie profonde.

Ce chef-d’œuvre tant admiré pendant vingt-cinq ans de toute la France, serait presque étranger à la génération musicale actuelle, sans les grands concerts qui le remettent de temps en temps en lumière. Les théâtres ne l’ont pas conservé dans leur répertoire, et c’est un avantage dont les admirateurs de Spontini doivent se féliciter. Son exécution demande en effet des qualités qui deviennent de plus en plus rares. Elle exige impérieusement de grandes voix exercées dans le grand style, des chanteurs et surtout des cantatrices doués de quelque chose de plus que le talent ; il faut, pour bien rendre des œuvres de cette nature, des chœurs qui sachent chanter et agir : il faut un puissant orchestre, un chef d’une grande habileté pour le conduire et l’animer, et par-dessus tout il faut que l’ensemble des exécutants soit pénétré du sentiment de l’expression, sentiment presque éteint aujourd’hui en Europe, où les plus énormes absurdités se popularisent à merveille, où le style le plus trivial et surtout le plus faux est celui qui, dans les théâtres, a le plus de chances de succès. De là l’extrême difficulté de trouver pour ces modèles de l’art pur des auditeurs et de dignes interprètes. L’abrutissement du gros public, son inintelligence des choses de l’imagination et du cœur, son amour pour les platitudes brillantes, la bassesse de tous ses instincts mélodiques et rhythmiques, ont dû naturellement pousser les artistes sur la voie qu’ils suivent